Le temps qui passe n’éteint pas la colère d’Al-Hoceima, dans le nord du Maroc

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Six mois après la mort tragique de Mouhcine Fikri dans une benne à ordures, le mécontentement continue d’agiter cette ville au cœur du Rif.

Face à la mer, l’esplanade pavée de la place Mohammed-VI à Al-Hoceima semble déserte en cette soirée d’avril. Deux camions et des barrières métalliques marquent la reprise en main par les forces de l’ordre. Six mois plus tôt, des milliers de Marocains s’y étaient rassemblés là pour manifester leur indignation face à un drame qui avait choqué tout le pays en octobre 2016 : la mort de Mouhcine Fikri, un vendeur de poissons broyé par une benne à ordures.

Le marchand de 31 ans, qui avait pêché du poisson illégalement, s’était assis sur une benne à ordures pour empêcher la destruction de sa marchandise par la police, avant d’être happé par le mécanisme. Les circonstances effroyables de sa mort, filmées par un téléphone portable et diffusées sur les réseaux sociaux, avaient poussé les autorités à ouvrir une enquête pour « homicide involontaire » et « falsification d’écrits publics ». Mercredi 26 avril, le verdict est tombé : la cour d’appel d’Al-Hoceima a prononcé des peines allant de cinq à huit mois de prison ferme à l’encontre de sept accusés, dont le chauffeur de la benne, tandis que cinq autres ont été acquittés.

Le verdict suffira-t-il à faire taire la contestation ? Derrière le calme apparent à Al-Hoceima, le mécontentement continue d’agiter cette ville de 56 000 habitants, au cœur du Rif, une région enclavée le long de la côte méditerranéenne au lourd passé protestataire. « Tout le monde s’attendait à deux issues : soit le Hirak chaabi [nom du mouvement de contestation] allait dégénérer en événements violents, soit il allait s’éteindre de sa belle mort, témoigne Mortada, un jeune militant. Mais aucune de ces deux hypothèses ne s’est concrétisée. » Le mouvement continue de défier les autorités.

« Les rancœurs peuvent dégénérer »

« La situation à Al-Hoceima paraît calme, mais les rancœurs peuvent dégénérer », confirme Ali Belmezian, président de la section locale de l’Association marocaine des droits humains (AMDH). Dans un fast-food où se retrouvent d’autres militants, la discussion est vive : « Nous, on réclame un vrai pôle hospitalier dans la ville pour ne pas être obligés d’aller jusqu’à Tétouan [à quatre heures de route, par une rocade sinueuse]. Pendant ce temps-là, le roi inaugure un hôpital en Afrique. Où est l’Etat ? Faut-il qu’on émigre en Côte d’Ivoire ? », tonne Anwar, barbe de trois jours et casquette sombre.

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Plus que la vigueur du ton, ce sont les épisodes de violence qui ont fait l’actualité des dernières semaines. « Les manifestations ont été largement pacifiques et les forces de l’ordre se sont globalement comportées avec retenue », se défend le maire de la ville, Mohammed Boudra. Le 26 mars, deux marches de lycéens, parties de Beni Bouayach et Imzouren, à une vingtaine de kilomètres d’Al-Hoceima, ont dégénéré en affrontements avec les forces de l’ordre. Des véhicules et un immeuble des forces auxiliaires ont été brûlés. Quelques jours après ces incidents, le gouverneur de la région, Mohamed Zhar, en poste depuis un an, a été rappelé à l’administration centrale et plusieurs hauts responsables ont été limogés.

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A peine nommé ministre de l’intérieur, le 5 avril, Abdelouahed Laftit s’est rendu sur place pour tenter d’éteindre la polémique sur la « militarisation du Rif », en référence à un décret royal proclamant l’état d’exception mis en place en 1958 et qui n’a jamais été formellement abrogé. « Nous placer sous zone militaire, c’est envoyer le signal que nous vivons dans une caserne, s’indigne un militant. C’est ce qui empêche les investisseurs de s’implanter et de créer des emplois. » « Al-Hoceima manque de tout : pas d’université, ni d’hôpital digne de ce nom. Notre ville n’attire aucun investissement d’envergure », énumère un autre militant, Achraf. La raison de ce retard ? « Nous avons été combattus, punis, alors que nous avons mené la résistance au colonialisme espagnol et tenu tête à la dictature. »

Une région pauvre et rebelle

Avant d’être roi, Hassan II (1961-1999) avait mené la répression du soulèvement populaire du Rif, lors de l’hiver 1958-1959. Un souvenir encore vivace dans les esprits des Rifains. En 1984, un autre soulèvement secoue le Rif. Hassan II, qui traite les habitants du nord d’« awbach » (« racaille ») dans un discours célèbre, est explicite : « Les gens du nord ont bien connu le prince héritier, il vaudrait mieux pour eux qu’ils ne connaissent pas Hassan II ». « Nous sommes des awbach et fiers de l’être », réplique Anwar, trente-trois ans plus tard, en évoquant cette relation tendue avec le pouvoir central.

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Tous revendiquent l’histoire de leur région pauvre et rebelle et ressassent la gloire de Mohammed Ben Abdelkrim Khattabi, chef tribal qui défia l’armée espagnole, et prit la tête d’une éphémère République du Rif. Ses portraits et le drapeau républicain, brandis par les manifestants, essaiment sur les réseaux sociaux. Emblèmes de fierté, ils alimentent les accusations de « séparatisme » relayées par une partie de la presse marocaine. Méfiants à l’égard des médias, les militants se servent habilement d’Internet : pour organiser des manifestations « flash » sans craindre une arrivée de la police, médiatiser leurs revendications ou retransmettre leurs harangues via des Facebook Live. « Si je me fiais à mon fil Facebook, Al-Hoceima paraît en état de siège. La réalité est moins chaotique », tempère un militant d’extrême gauche.

Une ville enclavée

« Le sentiment de marginalisation avait reflué depuis l’intronisation [de Mohammed VI, en 1999], analyse le maire Mohamed Boudar (Parti authenticité et modernité), médecin radiologue dans le civil. La blessure était presque cicatrisée, mais le gouvernement Benkirane a complètement délaissé notre région depuis 2012. » Quelles que soient les responsabilités, tout le monde s’accorde sur le constat : Al-Hoceima est une ville enclavée, l’activité touristique est trop saisonnière pour dynamiser l’économie locale. Avec la crise économique en Europe, même les transferts d’argent des émigrés ont diminué. Et le nouveau découpage administratif a privé la ville de son statut de chef-lieu de région.

Ce contexte défavorable explique, sinon la colère, du moins la virulence de certains propos. « L’Etat a une dette envers notre région. Mohammed VI doit s’excuser personnellement de tout ce qui s’est passé dans le Rif depuis l’indépendance », conclut Mortada. « Ne vous méprenez pas, la plupart de ceux qui manifestent sont les premiers à se presser autour du roi pour un selfie quand il vient passer des vacances à Al-Hoceima », glisse le maire dans un sourire.

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