Maroc, le paradis artificiel des drogues

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Progression. Si le Maroc se situe dans la moyenne de la consommation mondiale, le nombre d’usagers de drogues est en constante augmentation, notamment chez les adolescents.

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Politique. Construction de centres d’addictologie, entrée de la méthadone : l’Etat a mis en place une stratégie pour endiguer ce fléau, particulièrement dans le nord, où les héroïnomanes sont souvent touchés par le VIH.

Drame. La politique publique du royaume est encore insuffisante. Des milliers de toxicomanes ne sont pas pris en charge et sont rejetés par
la société.

Au Maroc, la consommation de drogues est un phénomène qui prend de l’ampleur mais dont on parle peu. Les études réalisées sur la consommation de cocaïne, d’héroïne et de psychotropes se comptent sur les doigts d’une main. Difficile alors de cerner le nombre réel d’usagers de drogues. Cependant, selon une étude récemment effectuée par l’Observatoire national des drogues et qui paraîtra en juillet, la prévalence de la consommation de drogues, toutes substances confondues, et de la dépendance auprès de la population âgée de plus de 17 ans s’élève à 4,2%. Cela signifie qu’au Maroc, près de 800 000 personnes seraient addicts aux substances illicites. Et c’est sans compter le nombre de consommateurs occasionnels.

Héro, le vrai fléau

Concernant la cocaïne, ils seraient au bas mot 7000 à en consommer. Un chiffre qui ne cesse d’augmenter, à mesure que le prix de cette drogue diminue. Situé au croisement des routes du trafic mondial, le Maroc est devenu un véritable pays de transit pour la cocaïne et l’héroïne. A tel point que les cultivateurs de cannabis utilisent désormais leur marchandise comme monnaie d’échange pour s’en procurer. Ce troc leur permet d’augmenter leur marge, et donc de faire plus de bénéfices. En effet, un kilo de cocaïne rapporte 120 000 dirhams lorsqu’il est vendu en gros et près de 500 000 au détail, alors qu’un kilo de haschisch permet de gagner 10 à 30 000 dirhams maximum. Côté consommateurs, la cocaïne est passée de 1200 dirhams le gramme dans les années 2000 à 1000, voire 800 dirhams aujourd’hui, suivant la qualité. Bien souvent, elle est coupée avec des laxatifs, de la benzodiazépine (psychotrope) et, plus cocasse, de haricots blancs. Si jusqu’au début des années 2000, « la blanche » était réservée aux classes aisées, à la jeunesse dorée ou aux fêtards de Marrakech, cette époque a bien changé. La cocaïne s’est démocratisée auprès des classes moyennes, certains étant même prêts à se ruiner pour goûter à la drogue des « winners ».

Pour autant, le véritable fléau reste l’héroïne. Majoritairement basés dans le nord du pays, les héroïnomanes sont estimés entre 10 et 15 000. Pure, l’héroïne coûte entre 1500 et 1600 dirhams le gramme. Coupée avec d’autres substances, elle devient ce que l’on surnomme la « Brown sugar » et revient à 30 dirhams la dose. La plupart de ses utilisateurs la fument, mais ceux qui inquiètent le plus les pouvoirs publics sont les « injecteurs », qui sont souvent porteurs de maladies sexuellement transmissibles (MST). « L’espérance de vie d’un injecteur ne dépasse pas deux ans. Ils échangent leurs seringues entre eux, nettoient l’héroïne avec un filtre à cigarette et l’éclaircissent avec du citron. C’est vraiment le comble de l’insalubrité. Beaucoup d’entre eux meurent d’overdose, la police, les médecins ou les badauds les retrouvent sans vie, une seringue plantée dans la chair », assène Imane Kendili, psychiatre et spécialiste des addictions. A Nador, l’une des zones les plus touchées par la consommation d’héroïne, 80% des injecteurs sont atteints d’hépatite C, tandis que 25% sont porteurs du VIH. A Tanger, 43% ont une hépatite C et 0,1% ont le VIH. En quasi-désinsertion sociale, ils vivent souvent seuls et vivent de petits boulots dans l’informel. Les femmes, moins nombreuses, s’adonnent généralement à la prostitution. Facteur aggravant, ces héroïnomanes sont addicts à diverses autres drogues. Ils sont ce que l’on appelle des poly-consommateurs. En plus de l’héroïne, 84% d’entre eux fument du cannabis, 47,7% prennent des comprimés de benzodiazépine et 37,7% consomment de la cocaïne.

Ça commence à l’école

L’autre constat alarmant concerne la jeunesse. Les adolescents accèdent de plus en plus facilement aux drogues. Or, plus on commence jeune, plus on est susceptible de devenir dépendant. Leurs cames à eux, ce sont les psychotropes et le cannabis. Contrairement aux idées reçues, il n’y a pas que les « voyous de quartier » qui usent et abusent du karkoubi et autres anxiolytiques, puisque le taux de consommation est en forte hausse, y compris chez les jeunes filles. « Au collège, juste avant la fin d’année, j’ai goûté à mon premier joint à la sortie des cours avec des amis plus âgés. Plus tard, c’est mon prof de natation qui m’a fait fumer du haschich. Dans mon lycée privé à Casablanca, on prenait des cachets d’Ipnosedan à 15 ou 30 dirhams, qu’on surnommait alors Number one parce qu’ils nous donnaient la patate, un peu comme la coke. On achetait ça à des dealers qui  traînaient aux alentours des lycées. A la base, c’était juste pour le fun. On était un peu inconscients, mais j’ai de nombreux amis qui en prennent encore, cinq ans plus tard. Les anxiolytiques ont remplacé leur cigarette du matin, ça les stabilise », confie Mokhtar, un étudiant en master.

Selon une étude réalisée en 2010 sur l’usage des drogues en milieu scolaire marocain auprès de 6000 élèves, menée par l’hôpital Arrazi de Salé, 32% des sondés déclarent avoir pris au moins une substance psycho-active (anxiolytiques, hypnotiques, antidépresseurs). C’est d’autant plus inquiétant qu’ils ne se limitent pas à une seule drogue : 18% ont expérimenté deux substances, et 11,5% trois substances. Côté cannabis, 9,2 % des lycéens interrogés affirment en avoir pris au moins une fois dans leur vie. Le chiffre peut paraître faible, mais l’écrasante majorité en fume quotidiennement. Les pouvoirs publics et la société civile sont formels : l’accès aux drogues autour des lycées est ultra-facile. Les lycéens eux-mêmes l’avouent volontiers, puisque 44,3% d’entre eux estiment que l’accès aux drogues est « très facile » et 56,6% s’en sont procuré aux alentours des lycées.  La preuve également du côté des autorités. Entre septembre 2013 et janvier 2014, 634 affaires liées au trafic illicite et à l’abus de drogue au sein et aux alentours des établissements scolaires ont été traitées et 737 individus interpellés.

« J’ai toujours trouvé de la drogue à la sortie des établissements scolaires. Après les anxiolytiques au collège, j’ai acheté du cannabis, des ecstasys et de la cocaïne au lycée. C’est cette facilité d’accès qui a accéléré ma dépendance », témoigne Anas, commercial de 24 ans. Le jeune homme, issu de la classe moyenne, a pris son premier psychotrope à neuf ans lorsqu’il était encore à l’école primaire. A quatorze ans, il devient dépendant aux antidépresseurs et au cannabis. A quinze, il tombe dans la cocaïne au cours de vacances estivales à Tanger. « Après deux accidents de scooter où il a frôlé la mort, Anas a eu un déclic. Avec le soutien de ses parents, il a entamé sa première cure de désintoxication. Il est parvenu à stopper sa consommation de cocaïne et de psychotropes mais a augmenté sa consommation d’alcool et de cannabis », raconte Imane Kendili. Anas n’a pas immédiatement avoué son problème avec la drogue : « Il m’a parlé de ses soucis à l’école, de sa crise d’adolescence mais pas de son addiction ». Déni oblige, les patients toxicomanes citent rarement la drogue quand ils évoquent leurs problèmes. « Il faut alors être à l’écoute, ne pas le brusquer et tisser un lien de confiance, jusqu’à l’amener à une certaine prise de conscience », poursuit la psychiatre.

« Je suis marié à la cocaïne »

Si Anas a eu un déclic après ses deux accidents, d’autres ne prennent pas conscience de leur problème. D’après le docteur Salhi, psychiatre au sein du centre d’addictologie de Tanger, c’est ce qu’on appelle la période de « lune de miel », qui peut durer pendant quatre ans. Au cours de cette phase, le consommateur se complaît dans son bien-être artificiel et pense encore n’avoir aucun problème de dépendance. « C’est très difficile de les convaincre à ce moment-là, parce qu’ils ne comprennent pas encore qu’ils sont potentiellement en danger. Il n’y a donc aucune prise de conscience pour accepter de se soigner », explique-t-il. Ce n’est qu’après la lune de miel que la souffrance commence, et « c’est lorsqu’il n’y a plus de plaisir qu’il y a dépendance, et donc déclic chez la personne », souligne le docteur Salhi.

C’est le cas de Aziz, qui a pris de la cocaïne pendant des années au point de se dire « marié à elle »« Lorsque que j’en prenais, je me sentais invincible. J’étais plus subtil, plus drôle, plus fin, plus éloquent, tout me réussissait. En fait, c’était une extension de moi-même, mais en mieux », confie-t-il. Aziz, à l’instar d’autres usagers, a alors poursuivi sa quête incessante du plaisir. Mais il a dû en consommer de plus en plus pour retrouver la sensation de la première prise. Le drame, c’est qu’il ne la ressentira plus jamais. « Au bout d’un moment, la consommation de drogue devient un besoin primaire, au même titre que se nourrir ou dormir », affirme Imane Kendili. C’est ainsi que l’effet d’une prise s’atténuant peu à peu, les modes de consommation changent. « Lorsqu’on sniffe de la cocaïne, les premiers effets apparaissent après 20 ou 30 secondes. Pour que ça aille plus vite, les consommateurs vont finir par la fumer pour obtenir un effet en 10 secondes, alors que les héroïnomanes qui commencent par inhaler la substance finiront par se l’injecter directement dans les veines pour un effet immédiat », précise-t-elle.

Après avoir vécu les humiliations, les infidélités, l’agressivité et la paranoïa d’un mari cocaïnomane, Asmaa a dû supporter ses crises de manque. « Dans les moments où il tentait d’arrêter la drogue il devenait sombre, triste, apeuré. Il me suppliait de lui tenir la main, s’excusait pour le mal qu’il m’avait fait et était persuadé que son cœur allait s’arrêter de battre. Puis, quelques jours plus tard, il retombait dans la cocaïne », raconte-t-elle. Un enfer, aussi bien pour le consommateur que pour ses proches…

Prise en charge insuffisante

En matière de politique publique pour encadrer et soigner les addicts aux drogues, le Maroc est « un bon élève mais peut mieux faire », estime Jallal Toufiq, psychiatre spécialisé dans la toxicomanie et directeur de l’Observatoire national des drogues. Au milieu des années 1990, c’est lui qui a alerté les pouvoirs publics quant à la réalité sur le terrain. Il a été le premier à présenter des études épidémiologiques sur la consommation de drogues au Maroc et à solliciter l’aide des bailleurs de fonds internationaux, à l’instar de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le Conseil de l’Europe. « 2006 fut une année charnière, souligne Jallal Toufiq. Des études réalisées dans le nord du Maroc ont démontré qu’il y avait un nombre important d’injecteurs de drogue, souvent atteints du VIH ou de l’hépatite C, sans aucune forme de protection. La seule réponse possible était alors de mettre en place une politique de réduction des risques, et le ministère de la Santé a été extrêmement réactif ».

« Lorsque l’Etat a pris conscience du fléau qui touchait le nord, sa réaction a été la suivante : nous n’allons pas empêcher les gens de s’injecter de l’héroïne. Par contre, nous allons leur donner les moyens de le faire en adoptant des gestes de protection », analyse Ilham Lagrich, ex-travailleuse sociale pour la prévention des maladies sexuellement transmissibles. C’est ainsi que les associations ont commencé à faire de la prévention auprès des héroïnomanes et à leur distribuer des kits d’injection. En parallèle, le Maroc a également autorisé l’utilisation de la méthadone, en 2010, comme traitement de substitution à la drogue. « Le Maroc est alors devenu le premier pays de la zone MENA et le troisième pays d’Afrique à adopter une politique de réduction des risques et à faire entrer la méthadone », affirme Jallal Toufiq. Dans la foulée, plusieurs centres de prise en charge sont créés. Actuellement il en existe neuf, et trois autres seront construits d’ici 2015, notamment à Tétouan et Agadir. « C’est encore insuffisant mais ça reste louable vu la situation de départ », relativise Jallal Toufiq.

« Le ministère de la Santé prend en charge les soins médicaux, psychologiques et thérapeutiques. Les associations, en revanche, s’occupent de la réduction des risques, de la sensibilisation, de l’accompagnement psycho-social, de la réinsertion professionnelle et des aides juridiques pour, par exemple, aider certains à refaire leurs papiers d’identité », explique le docteur Salhi. Au centre d’addictologie de Tanger, plus de 4000 personnes se font suivre et soigner. Parmi elles, 360 sont sous méthadone. Un traitement délivré gratuitement qui atténue les sensations de manque sans reproduire le flash que procure la drogue. La méthadone fait ses preuves puisque, dans la ville du détroit, dans 95% des cas, un addict parvient à devenir totalement abstinent. « Certains continuent à fumer du cannabis, qui n’est pas vraiment considéré comme une drogue dans le nord, ou prennent occasionnellement de la cocaïne pour se rappeler les bons souvenirs liés au plaisir de la drogue, mais ça en reste là », assure le docteur Salhi. Pour l’instant, 700 personnes sont sur liste d’attente pour recevoir de la méthadone. Afin de répondre à la demande, un deuxième centre verra prochainement le jour à Tanger.

Décrocher, et après ?

Mais la situation est loin d’être réglée. Si au nord du Maroc, nombreux sont ceux qui arrivent à sortir de leur addiction, tous ne parviennent pas à s’insérer socialement. Selon les chiffres du centre d’addictologie de Tanger, seulement 20% d’entre eux ont pu trouver du travail. « Dans la tête des citoyens, usager de drogue renvoie forcément à voleur, criminel et personne instable », déplore le docteur Salhi. Leurs conditions de vie sont révélatrices de la place qu’ils occupent au sein de la société. Et c’est encore pire pour ceux qui ne sont ni soignés, ni accompagnés. A Nador, par exemple, 57% des usagers de drogue vivent dans un logement précaire ou dans la rue et rêvent de passer la frontière qui les sépare de l’Europe. En plus de ne pas recevoir de soins, certains sont même battus ou chassés par leurs proches. Parfois, la famille n’envisage pour seule solution que la prison ou Bouya Omar, mausolée mi-asile, mi-prison où sont abandonnés les malades mentaux. Preuve en est, plusieurs témoignages parus dans un rapport réalisé par l’Association de lutte contre le sida (ALCS) en 2011, qui font froid dans le dos. « On m’a enchaîné les pieds et les mains, j’étais avec les fous. Bouya Omar est une prison, ce n’est ni un hôpital ni un centre de santé », témoigne un patient. « J’ai eu les mains et les pieds enchaînés pendant dix-huit mois, mon père a payé 1500 DH. Quand je suis sorti, j’ai fait une rechute alors que mon père avait cru que cet enfermement m’aiderait à arrêter l’héroïne », raconte un autre ; ou encore : « J’ai été battu et insulté, volé, menacé de mort, quand on était en manque, on nous frappait et on nous laissait sans nourriture, ils disent que cela fait partie du traitement ».

Les autorités n’hésitent pas non plus à user d’une politique de répression à l’égard des toxicomanes. Dans le nord, 59% des consommateurs ont été incarcérés pour simple usage de stupéfiants et 83% affirment avoir été victimes de violences policières. Là encore, les usagers de drogues se disent systématiquement considérés comme étant de facto des délinquants par les policiers. Dans un autre témoignage du rapport de l’ALCS, un héroïnomane explique que « pour la police, nous sommes la source de tous les problèmes : vol, violence et même prostitution, on nous déteste parce qu’on est des drogués, des voleurs, des criminels ». Durant les gardes à vue, qui peuvent légalement durer jusqu’à 72 heures, les appréhendés sont parfois violentés, agressés sexuellement, privés d’eau ou de nourriture, quitte à provoquer des crises de manque sévères. En prison aussi, les détenus usagers de drogues sont privés de soins. Certains ont recours à l’automutilation pour avoir accès à une prise en charge médicale. Ces faits montrent qu’il est nécessaire de revoir le dahir du 21 mai 1974 relatif à l’incrimination de l’usage de drogues, qui ne prévoit que des mesures de répression et de prévention de la toxicomanie. Le texte est actuellement discuté au parlement dans le but de le réviser. « Sans aller jusqu’à dépénaliser un usager de drogues pour les délits qu’il aurait pu commettre, il est primordial qu’il puisse avoir accès à un suivi médical et psychologique durant son séjour en prison », déclare Imane Kendili. En termes de sensibilisation et d’accompagnement, le Maroc a encore beaucoup à faire pour encadrer et soigner les usagers de drogues. Et si le pays se situe encore dans la moyenne de la consommation mondiale, la drogue est un phénomène qui ne cesse de gagner du terrain. Jusqu’où ?

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