Parrains de cités : enquête chez les millionnaires du trafic de stups

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 Les go fast, par air, terre ou mer, on en parle, le cinéma les met en scène, mais sous le spectaculaire se cache une réalité qui ne laisse pas de place à l’improvisation et à l’amateurisme.

Les grossistes lyonnais, s’ils sont particulièrement représentatifs et dynamiques ne sont évidemment pas les seuls à avoir fait le voyage vers le sud dans la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix. Suivant un même mouvement, d’autres équipes des banlieues françaises, génération go fast, ont débarqué sur la Costa del Sol. D’abord, originaires des grandes villes, capitales historiques du milieu comme Paris, Marseille, Nantes… Une fois remontées dans leurs fiefs, elles redistribuaient en étoile autour d’elles, à des semi-grossistes de province qui eux-mêmes alimentaient les réseaux des cités, voire des dealers indépendants. Et puis au fur et à mesure les rencontres se sont faites, les contacts ont été pris et le cercle des go fasters s’est élargi. La “combine” s’est répandue chez les ambitieux de banlieue, de quartier à quartier, de ville à ville, de prison à prison…

Sofiane, grossiste francilien qui, à l’approche de la quarantaine, envisage de raccrocher après quinze ans dans le trafic, était alors aux premières loges : “Lorsque je suis arrivé à Marbella avec l’un de mes frères aînés en 1997, il n’y avait que des anciens, et quelques grosses équipes de grands frères. Les rares jeunes de cités, ils leur faisaient les chauffeurs. Et puis au fil des premières années, ça a débarqué… Vers 2002-2003, tout le monde était là.”

C’est-à-dire, l’ensemble des fournisseurs en cannabis des cités françaises.

Dans ce business, la logique économique primant, des villes moyennes ont vu naître des équipes parce qu’elles disposent d’un bassin commercial alentour suffisamment porteur. Certaines issues de villes plus modestes encore compensent en livrant d’autres régions au passage.

Dans les grandes agglomérations aux plus grands ensembles, les importateurs se sont également multipliés, jusqu’au sein d’un même quartier. Des nouveaux arrivent chaque année, des plus jeunes sortis de “nulle part”, judiciairement et policièrement parlant, qui lorsqu’ils sont arrêtés découvrent les locaux de la PJ pour la première fois.

Plus besoin de monter à Paris pour réussir, comme aux grandes heures du milieu. Mieux vaut fréquenter la Costa del Sol, un marché de gros, une sorte de Rungis informel où tous les acteurs de la branche se croisent. En plus d’être un hub commercial, la Costa del Sol est un rêve pour les “Tony Montana” du shit. Des palmiers, du soleil, la mer bleuepour décor, et des bordels, des bars et autres boîtes pour flamber ses “dollars”, comme on appelle parfois les euros dans les quartiers. Jouxtant Marbella, le bassin de Porto Banus est un concentré de bling-bling avec ses alignements de yachts de luxe face à la rangée de voitures italiennes, allemandes ou anglaises garées le long du quai d’une centaine de mètres, bordé pour moitié de bars restaurants et pour l’autre de boutiques des grandes marques du luxe.

De Malaga à Estepona, la succession de stations balnéaires accueille quelques dizaines d’équipes – on parle de quatre-vingt – qui travaillent à coups de centaines de kilos, voire de tonnes. Ils sont nombreux à y louer des villas à l’année, via des agents immobiliers souvent complaisants. Sinon, les hôtels quatre-étoiles all inclusive avec leur piscine immense sont vite devenus des havres pour les trafiquants venus faire leurs courses et passer quelques jours. “Ils ont tous des parkings en sous-sol, ça évite que les voitures trop repérables ne soient visibles. Et si tu connais bien le gardien, moyennant un billet, il te prévient si les flics de l’Office – des stups, l’OCTRIS – sont venus regarder.”

Effectivement, aujourd’hui, l’heure est à la discrétion. “Les petites équipes de très jeunes qui débarquent la sacoche Vuitton en bandoulière à la recherche de marchandise ne restent pas longtemps dans le circuit. Elles sont cramées tout de suite.”

Aujourd’hui les patrons qui accueillent les transporteurs leur donnent des consignes strictes : interdiction d’aller au bordel, ou de fréquenter les autres équipes. Les voitures ne leur sont données qu’une fois chargées et prêtes à partir pour éviter qu’ils aillent se faire remarquer avec et qu’elles soient balisées, “pastillées” comme disent les policiers. Par mesure de précaution, les trafiquants les équipent de brouilleurs de balise, basse et haute fréquence.

Et selon un convoyeur français : “Les équipes chargent moins ici. Elles font ça à Barcelone ou dans sa région. En plus, ça a tous les avantages : tu gagnes 700 bornes à chaque voyage. Les Marseillais se régalent et les Parisiens prennent l’autoroute de Lyon, c’est tout droit ! C’est à deux cents bornes de la frontière. Les mecs des cités, les poulets leur font la guerre. Dès que les condés voient des plaques d’immatriculation de la région parisienne traverser Torremolinos, Fuengirola, etc., ils les contrôlent et démontent les voitures.”

Les trafiquants marocains qui fournissent s’adaptent. Ils déchargent partout sur la côte : Alicante, Almeria… comme on va le voir.

Mais Marbella et plus généralement la Costa del Sol, malgré les opérations policières et sa surexposition, reste la place incontournable, là où il faut être, où tout se décide, où tout se vend et s’achète. Ce n’est évidemment pas qu’une tradition de trente ans : “Le trafic de drogue, c’est un business qui nécessite de pouvoir se rencontrer sans avoir à se téléphoner. Et quand bien même par imprudence ils voudraient le faire malgré tout, les aléas de la vie de trafiquant font que les contacts se perdent : les numéros changent souvent, les gens tombent parfois pour des années…”

Pour se retrouver et parler affaires, ces messieurs disposent de lieux privilégiés. Il y a bien sûr Olivia Valère, la boîte de nuit select de Marbella, mais surtout quatre bordels, ou plutôt des “clubs” comme on les appelle, situés à Marbella, Estepona, Torremolinos, et Fuengirola, appartenant tous à des Français qui ont réussi dans la branche. A chaque enseigne, son standing et la clientèle qui va avec. Parce qu’évidemment, même au sein de la caste des importateurs, toutes les équipes n’ont pas le même niveau. Bien qu’il n’y ait pas de règle dans le trafic de stups, loin d’être aussi linéaire que l’on pourrait le croire, on distingue tout de même différentes strates. La plus basse classe regroupe les équipes venues négocier quelques centaines de kilos qui alimentent le ou les réseaux de leurs quartiers, qui parfois leur appartiennent directement. Ensuite viennent les belles équipes de grossistes régionaux, et enfin celles d’envergure nationale qui arrosent tout le monde. Comme dans l’import-export légal, tout est une question de quantités et de fréquence. Et surtout d’achat en Espagne au tarif fort ou pour les “gros” directement au Maroc en “ayant” la traversée.

Au début de “l’aventure”, à l’époque du go fast au sens propre du terme, les équipes remontaient plutôt pour leur ville ou leur région, aujourd’hui le schéma est totalement brouillé et le phénomène d’autant plus compliqué à appréhender. Les trafiquants internationaux formant dorénavant un milieu criminel assez homogène, ils travaillent pour beaucoup en association, mélangeant les villes, les régions, les livraisons, mutualisant les achats, les transports, au gré des opportunités. Ce qui explique la mobilité de certains collecteurs d’argent qui font le tour de la France avant de remettre le pactole à des Sarafs ou de le faire revenir au pays dans des voitures aménagées. Ils travaillent évidemment pour des fournisseurs qui chargent des clients de tous horizons.

La Costa del Sol étant un marché, les vendeurs y sont évidemment présents. Des Marocains, dont beaucoup sont également citoyens espagnols, originaires de Ceuta ou du Rif, de Tétouan, de Tanger, de Nador, bref du nord du pays, là où sont les barons du trafic dont nous parlerons plus tard, et qui jouent les courtiers auprès des acheteurs étrangers. Les “jeunes” des quartiers, pour la plupart d’origine maghrébine, ont d’ailleurs plus facilement tissé des liens avec eux que les anciens. “C’est la force des types de cité, selon Patrick qui dispatche en région parisienne. Il y en a beaucoup d’origine marocaine, ce qui leur facilite les contacts. T’as des banlieusards qui se sont fait avancer une tonne alors que des mecs qui avaient de l’oseille avaient du mal à acheter 300 kg.”

Ces trafiquants sont la dernière marche à gravir avant le Graal, le contact direct avec le baron au Maroc dont ils sont les représentants. Ces derniers les choisissent sur leur réputation : “Par exemple, si un Marocain d’Espagne se fait saisir un gros paquet, les mecs du bled le savent par les journaux ou par le bouche-à-oreille. Si le gars y survit financièrement ça veut dire qu’il est sérieux et compétent et peut traiter du lourd. Ils peuvent donc bosser avec.”

Effectivement, les Hispano-Marocains s’occupent de tout et notamment du plus important, de faire venir la marchandise en Europe, la clé de ce business. Un passage qui donne toute sa valeur à la marchandise

Ces chers courtiers marocains
C’est l’un de leurs amis qui me les a présentés, un Français qui vit à Marbella. C’est d’ailleurs chez lui dans le quartier de Nueva Andalucia, au-dessus du casino, que nous nous retrouvons pour discuter après une première rencontre à Tanger. Bien qu’installés à l’année avec femmes et enfants non loin d’où nous sommes, ils passent de plus en plus de temps à Tanger. Le business s’y déplace, les trafiquants internationaux viennent au Maroc, plus discret, ou carrément y vivent comme les plus importants grossistes français, quasiment tous en cavale dans le royaume.
Aujourd’hui, ces deux Marocains sont revenus sur la Costa del Sol pour affaire. Ils doivent “travailler” bientôt, mais en attendant, ils ont le temps de dîner…

X est originaire de Ceuta et Y de Tanger. Dans le trafic depuis vingt-cinq ans, ils travaillent la plupart du temps ensemble. Leur boulot ? Courtiers. La fameuse touche que les équipes françaises recherchent. Ils font les intermédiaires entre quelques barons marocains et les équipes internationales qui viennent acheter. Ils draguent le client, organisent tout au pays et le livrent en Espagne. Et au passage, majorent le prix du kilo pour se payer. Du coup, ils connaissent un peu tout le monde, enfin, les gros qui travaillent à la tonne. Barons, transporteurs, équipes de plagistes et clients bien évidemment.

“Le principal problème des trafiquants étrangers, comme les Français, c’est non seulement d’avoir le contact au Maroc mais surtout de faire venir la marchandise en Espagne. On remédie à leurs problèmes, c’est notre spécialité.”

Et elle a un prix pour le trafiquant qui ne peut passer la Méditerranée : les grossistes au Maroc proposent cinq variétés dont le prix double, une fois qu’elles sont arrivées en Europe.
“La qualité la plus basse vaut 250/300 euros le kilo au Maroc et se négocie 800 à Marbella. Ensuite, c’est le “Pakistanais”, acheté 1 000/1 200 et revendu entre 2 000 et 2 400 euros ; puis vient “l’avocat” ou “l’olive” à 1 400 pour 4 000, et enfin, le pollen, l’Aldallah, acheté 1 500/1 700 et proposé à 5 000 à Marbella.”

Et en moyenne, entre l’Espagne et la revente aux détaillants en France, le kilo prend de 1 000 à 1 500 euros. Mais entre les deux, il faut compter avec les frais de transport et, la plupart du temps, avec la marge des semi-grossistes. Ce qui réduit la marge des importateurs à environ 700 / 800 euros du kilo et “oblige” les grossistes français à travailler de grosses quantités, et à le faire souvent avec régularité, jusqu’à plusieurs fois par mois. Voire chaque semaine. Ou stade suprême, à maîtriser, comme on va le voir, toute la chaîne depuis le Maroc jusqu’aux banlieues.
“On peut également faire passer de la cocaïne. Par exemple, si un trafiquant français importe de la coke d’Amérique du Sud, il est plus facile pour lui de la faire arriver en bateau ou conteneur au Maroc où nous avons déjà des contacts… pour lui faire entrer la marchandise. Ou il peut la faire arriver par le sud en Afrique de l’Ouest. Dans le cas où on lui fait entrer au Maroc, il lui coûte 20 % de la cargaison. Il peut d’ailleurs s’arrêter ici. On lui propose alors de lui racheter le kilo à 16 000 euros. Et s’il veut qu’on lui fasse traverser en Espagne, il lui en coûte de nouveau 20 % de la marchandise”. Soit 40 % de la cargaison de coke pour la faire entrer dans l’Union européenne.

Une traversée qui vaut de l’or
Le maître-mot du trafic de stups, c’est la régularité. C’est la qualité des grands professionnels. Assurer l’approvisionnement du produit sans interruption. Les clients sont volatils et pressés.
En conséquence, les moyens de transport utilisés varient. Peu importe, du moment que la livraison est effectuée à temps. Le trafic fonctionne par cycles de quelques mois. En gros, il oscille entre le transport par camions et ferries, et la navigation à grande vitesse sur les “gommes”, des semi-rigides ultra-puissants ; les deux vecteurs qui permettent de faire passer des tonnes à chaque fois. Jusqu’à l’été 2013, les camions avaient la cote, mais il a suffi que l’équipe de douaniers marocains en charge du scanner des camions au port de Tanger soit arrêtée pour s’être fait graisser la patte pour que la roue tourne.

Si les camions sont moins utilisés à l’approche de l’hiver, c’est aussi qu’ils roulent majoritairement en fonction des saisons, celle des fruits et légumes qui camouflent les tonnes de shit. Les barons travaillent avec des patrons de société de transports complices, mais parfois ils n’hésitent pas à forcer la main des transporteurs en séquestrant leurs familles jusqu’à ce que le camion chargé de force arrive à bon port.

Ces derniers sont remplis à Agadir, place commerciale des fruits et légumes, et embarquent au nouveau port de Tanger-Med à trente kilomètres de Tanger relié plusieurs fois par jour à l’Espagne. Ils débarquent ensuite à Algésiras ou Cadix après une courte traversée. Voire directement en France à Sète.

Mais la route la plus prisée, c’est celle qui relie le port de Nador, au plus près des zones de production, à Barcelone, Alicante, Almeria ou Motril. L’avantage de la zone de débarquement, c’est sa proximité avec la France, les quelques camions qui y livrent directement ne s’arrêtent même pas en Espagne et filent directement à la descente du bateau. Et surtout pour s’écarter un peu de la Costa del Sol, et réduire le trajet des convoyeurs français, de plus en plus de grosses équipes françaises chargent des convois à Madrid ou à Barcelone, de coffre à coffre de voiture.
La plupart des camions qui arrivent par le sud sont “payés”, c’est-à-dire qu’ils sont sous la bénédiction de fonctionnaires corrompus qui ferment les yeux à leur passage, comme l’équipe du scanner arrêtée. X précise : “Pour faire passer un camion à Algésiras ou à Cadix, il faut payer des deux côtés. A Tanger, il faut débourser 200 000 euros aux douaniers du port et en Espagne 150 000 à la Guardia Civil. C’est cher, mais les camions transportent plus de vingt tonnes. En fait, on se met à plusieurs pour le remplir. Pour résumer, l’un des trafiquants marocains qui a la touche avec les douaniers des deux bords s’est spécialisé dans le transport. Chacun lui apporte ses tonnes qu’il charge dans ses camions. On paye au kilo transporté : 260 euros. Le type a comme clients des trafiquants marocains, mais aussi des Français, etc.”

Une fois en Espagne, les tonnes sont stockées dans des “garderies”, les guarderias comme on les surnomme : des locaux industriels loués de la main à la main que l’on appelle aussi des “navets”.
Et tant qu’à payer un camion, autant qu’il soit bien rempli.

Le 3 mai 2012, la Guardia Civil arrête au port d’Algésiras un “bahut” qui vient d’arriver de Tanger et transporte 38 tonnes de résine à la place des melons prévus. Trois jours plus tard à Cordoue, c’est un hangar qui donne une petite idée des quantités en jeu. A l’intérieur, les policiers découvrent 52 autres tonnes.

Que la garderie contienne 50 tonnes ou moins, “seul le transporteur connaît l’adresse. Ils donnent ensuite rendez-vous à chacun pour le livrer. Tu lui laisses ta voiture ou ce que tu veux et il te la rend chargée.”

L’emplacement des stocks est non seulement tenu secret pour contrer la police, mais aussi et surtout les trafiquants prédateurs. Les Français en sont les spécialistes, notamment quelques belles équipes de Parisiens qui entretiennent la tradition lancée par leurs aînés il y a vingt ans. Mais depuis quelques années, ils sont concurrencés dans ce domaine par les truands des pays de l’Est réputés pour leur violence : Roumains, Bulgares, Ukrainiens, Albanais… Alliés à des Marocains qui leur donnent les tuyaux, ils kidnappent les familles marocaines contre rançon.

Par les ferries passent également les voitures individuelles aménagées, et de plus en plus de mules qui ingèrent des “olives” de H très concentré, à la manière des bouletteux sud-américains qui rapportent de la coke en Europe. Mais les quantités sont sans commune mesure. Tout comme celles transportables par la voie des airs, une tendance en plein développement. Des avionnettes font le trajet Séville-Tanger aller et retour via des petits aérodromes. “Ce sont des équipes espagnoles qui font ça. Ils te prennent 250 à 300 euros par kilo. Ils emportent 250-300 kg. Il y a aussi l’ULM, des modèles carrossés que tu peux charger jusqu’à 200 kg.” Mais les Français n’en sont pas friands. L’hélicoptère un peu plus : il a déjà été utilisé dans au moins deux affaires (judiciaires) menées par des Corses en association avec la nouvelle génération parisienne et des Niçois version classique. Ces derniers avaient pris la relève d’une équipe d’importateurs marseillais.

Source:lenouveleconomiste

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